vers une mobilité du futur

Devenir fou dans les embouteillages. Poireauter sur un quai parce que le train ou le bus est encore une fois en retard ou annulé. Non, on ne peut pas dire que se déplacer soit une partie de plaisir dans ce pays, que ce soit pour se rendre au travail, rendre visite à sa famille, aller au club de sport ou au cinéma.

Des pays comme le Luxembourg et la Suisse montrent qu’un transport public et bon marché est possible. Avec des trains, des bus et des trams réguliers et ponctuels, des correspondances au point, des parkings gratuits à côté des gares et, en plus, des systèmes publics de partage de voitures et de vélos. Le résultat, c’est moins d’embouteillages, moins de pollution et moins de stress. La politique du «débrouillez-vous» et du «on n’a qu’à encore emmerder les automobilistes» ne peut plus durer. Et bonne nouvelle, il existe des alternatives fiables au chaos qui règne actuellement.

Vers une mobilité du futur

Débrouillez-vous! C’est ainsi qu’on peut résumer la gestion de la mobilité en Belgique si on écoute Philippe Henry, le ministre wallon Ecolo de la Mobilité quand on lui demande ce qu’il compte faire pour les 2 500 travailleurs du zoning industriel des Hauts-Sarts, le plus grand zoning de Wallonie, situé à Herstal, près de Liège. Ces travailleurs doivent se débrouiller avec un seul arrêt de bus et des horaires qui ne correspondent à aucun horaire de travail.

Laura, employée dans une grande entreprise de logistique de ce zoning, habite à Haccourt, une petite commune de la province de Liège. Quand elle consulte Google Maps, le temps pour aller de son domicile à l’entreprise est de 15 minutes en voiture. Mais, comme beaucoup de ses collègues intérimaires, elle n’a pas les moyens de s’acheter une voiture. Elle doit donc prendre deux bus qui la conduisent au seul arrêt de la zone où elle travaille, puis marcher 20 minutes. C’est ainsi que son temps de parcours pour se rendre au boulot passe de 15 minutes à… 3 heures.

Laura travaille à pauses. Lorsqu’elle commence à 14h, elle doit partir à 11h de chez elle. Arrivée au boulot, elle attend une heure sur le parking, car la fréquence des bus fait qu’elle arrive soit une heure trop tôt, soit une heure trop tard. Voilà comment la durée d’une journée de travail passe de 8 à 14 heures.

Laura a cherché d’autres solutions. Quand elle faisait la pause de 6h à 14h, elle allait dormir chez son frère qui habite à Herstal. C’était un bus en moins, toujours ça de gagné! Mais le parcours du combattant ne s’arrête pas là: «Pour ne pas attendre une heure sur le parking, il faut prendre le bus qui se rapproche de notre horaire de travail. Mais celui-ci arrive à l’arrêt à 5h57. Avec mes collègues, on doit donc courir jusqu’à l’entreprise, puis se présenter à l’agence d’intérim (présente dans l’entreprise) pour expliquer que notre retard est lié au bus. Dans ma boîte, après trois arrivées tardives, on est licencié. Il y a à chaque fois une file de 30 personnes qui attendent pour justifier leur retard.» Absurde? Évidemment, mais cette absurdité atteint des sommets lorsque certains collègues de Laura qui terminent le travail à 2h du matin déboursent 50 euros pour rentrer chez eux en taxi faute de moyens de transport. Ces travailleurs perdent donc ainsi la moitié de leur salaire journalier. S’ils font ce sacrifice, c’est pour conserver leur contrat intérimaire.

Oui, la mobilité en Belgique se résume à la débrouille. Car le ministre de la Mobilité – qui roule dans une Tesla à 88 000 euros avec chauffeur – répond à notre interpellation au Parlement que les zonings ont été aménagés «au plus fort de l’âge de l’automobile». Qu’on ne saurait pas y changer grand-chose. Que ce serait irréaliste de desservir de manière plus fine les trois secteurs du zoning. Que l’alternative sera des trottinettes et vélos électriques mis à disposition par les entreprises. Alors, nous ne trouvons pas d’autres mots pour qualifier ces réponses que «déconnexion» et «mépris».

Tous ces problèmes de mobilité se posent pour les travailleurs qui n’ont pas les moyens de s’acheter une voiture. Mais ils se posent également pour tous ceux et toutes celles à qui les ministres du Climat et de la Mobilité demandent de modifier leur comportement individuel en abandonnant leur voiture pour les transports en commun. La réalité est que ces ministres mettent plus d’énergie à punir à coups de taxes les voitures qui polluent trop, détenues par des travailleurs qui n’ont pas les moyens de s’acheter une voiture électrique, que d’augmenter l’offre, les fréquences et la qualité des transports publics. Comment demander aux travailleurs d’abandonner leur voiture pour les transports en commun alors que l’offre actuelle ne correspond pas du tout aux besoins? Entre 15 minutes en voiture et 3 heures en bus et à pied, aucun doute sur le choix qui sera fait.

En fait, il n’y a pas d’investissements à la hauteur des enjeux; au contraire, ce sont les restrictions qui sont à l’ordre du jour. «J’ai roulé trois semaines avec un bus alors que plusieurs voyants d’aide à la conduite s’allumaient», explique Julien, chauffeur au TEC Mons. «Des pièces du bus ne marchaient tout simplement plus. J’ai signalé le problème tous les jours, il a fallu trois semaines pour qu’on prenne mon bus en réparation, ils n’avaient pas la pièce en stock. On travaille en flux tendu avec peu de stock pour éviter les dépenses.»

L’ancien ministre de la Mobilité Carlo Di Antonio (Les Engagés) avait «bidouillé» sous le gouvernement wallon de Paul Magnette (2014-2016) la formule qui calcule le financement du TEC. Résultat, une restriction structurelle de 100 millions d’euros qui augmente avec les années parce qu’elle est indexée. Cette mesure n’a pas du tout été remise en cause par le nouveau gouvernement wallon d’Elio Di Rupo. Résultat, le ministre de la Mobilité supprime des services en dépit des effets d’annonce.

Quant à ceux qui n’ont d’autre choix que de prendre le train tous les jours pour se rendre au travail, ils ne sont pas mieux lotis et connaissent toutes ces annonces par cœur: «En raison d’une absence imprévue du personnel de bord», «suite à un problème technique» ou «suite à un problème survenu lors du précédent trajet de ce train»… Ceux qui prennent fréquemment le train savent que les retards et de plus en plus souvent les trains supprimés, font partie des aléas quotidiens. Après la crise sanitaire, les trains des heures de pointe sont à nouveau bondés. Les places assises sont rapidement prises d’assaut et de nombreux voyageurs sont contraints de rester debout pendant tout le trajet. Impossible de répondre en vitesse à quelques mails ou de préparer une réunion quand on se retrouve collé à la porte, avec le souffle de cinq autres passagers dans le cou.

Chaque fois que le ministre fédéral de la Mobilité Georges Gilkinet (Ecolo) annonce de grands projets dans la presse («Deux trains par heure dans chaque gare!», «Plus de trains tôt le matin et tard le soir!», «Nous visons 30 % de passagers en plus!»), la plupart des usagers se contentent de hausser les épaules. Dans la réalité, le service offert a fortement régressé au cours des vingt dernières années. Et aucun changement de cap n’est en vue: au cours du premier semestre de 2022, pas moins de 22 000 trains ont été supprimés. Soit, en six mois, déjà plus que sur toute l’année 2017. La ponctualité des trains a elle aussi plongé. La SNCB fait elle-même état de «problèmes structurels de personnel». Ce qu’elle ne dit pas, c’est qu’elle emploie 10 000 cheminots en moins et que le ministre-aux-grands-projets estime qu’elle devra encore se passer de 2 000 personnes supplémentaires au cours des dix prochaines années. Qui va faire rouler les trains, les réparer, les remettre sur les rails et veiller à ce que les voies soient bien entretenues?

Cette situation est le résultat d’un chaos organisé pendant des années, au prétexte que le marché libre allait tout résoudre. Les zonings industriels et les centres commerciaux ont été implantés loin des centres habités. Les travailleurs ont dû acheter une voiture pour s’y rendre, selon l’optique du «débrouillez-vous». Les entreprises ont remplacé les stocks par une flotte de camions qui parcourent les routes à longueur de journée pour assurer la livraison just-in-time. Les voies ferrées ont été négligées. Les grands travaux ont subi d’interminables retards. Résultat de toute cette anarchie: des routes qui s’encombrent à une vitesse hallucinante et un flux infini de coursiers sous-payés au volant de camionnettes qui embouteillent nos villes.

Leur solution? La privatisation et encore plus d’austérité

Les embouteillages sont un véritable fardeau pour la population et pour nos entreprises. La pollution atmosphérique qu’ils engendrent n’est plus acceptable. Les routes dans et autour des villes sont tellement engorgées chaque matin et chaque soir que nos politiciens et nos entreprises commencent à réaliser qu’il est temps de faire quelque chose. Mais comment envisagent-ils de résoudre le problème? Avec encore plus de marché libre ou, du moins, avec quelque chose qui s’y apparente. Les taxes sur le diesel et l’essence, des zones basses émissions et les taxes de circulation ont pour but de pousser les usagers vers la voiture électrique ou, carrément, vers rien du tout. Ceux qui se font véhiculer par un chauffeur, et ne jurent que par les batteries électriques lorsqu’il est question de mobilité durable, pensent pouvoir de cette façon résoudre rapidement les problèmes de mobilité. Mais, dans la pratique, les travailleurs doivent dépenser plus pour aller travailler, les voitures électriques sont coincées dans les embouteillages à côté des voitures au diesel et la pénurie de transports publics augmente. Et lorsque les gens renoncent à leur voiture, ce n’est pas parce qu’il existe une autre solution, mais, tout simplement, parce qu’ils ne peuvent plus se la payer.

Les transports en commun, eux, sont frappés par de dures mesures d’austérité. Et pas uniquement parce qu’il est facile d’aller puiser là quelques millions pour combler le déficit budgétaire. Ces restrictions s’expliquent aussi par une logique sombre, selon le penseur américain Noam Chomsky: «C’est la technique standard de la privatisation. Désinvestissez, faites en sorte que les choses ne fonctionnent pas, les gens se fâchent et vous confiez l’activité aux capitaux privés.» Et de fait, nos transports publics ne fonctionnent plus et les gens sont en colère. Le TEC ou la SNCB ne sont pas des entreprises qui font notre fierté et pour lesquelles nous voulons nous battre. Cela ouvre la porte à la privatisation. Le TEC est de moins en moins capable d’assumer lui-même les trajets. Aujourd’hui, un bus sur quatre qui roule aux couleurs du TEC est en réalité la propriété d’une compagnie privée... Quant au chemin de fer, après la privatisation du transport des marchandises, certains voudraient aussi confier le transport des personnes à des entreprises privées. En fragmentant les transports publics et en laissant les parties rentables (les lignes les plus fréquentées) à des entreprises privées, de nouveaux marchés s’ouvrent, ce qui n’est une bonne nouvelle que pour les actionnaires. L’exemple du Royaume-Uni nous démontre à quel point le résultat peut être caricatural. Dans ce pays, il y a même une majorité d’électeurs conservateurs qui veulent renationaliser les chemins de fer. Aussi bien les voyageurs que le gouvernement paient aujourd’hui davantage pour un service moins bon que lorsque les chemins de fer étaient entièrement publics. Quand la pandémie de coronavirus a éclaté, le trafic ferroviaire a été partiellement renationalisé. En effet, les entreprises privées refusaient de faire circuler des trains à moitié vides. On connaît le refrain: les bénéfices pour le privé et les pertes pour le public.

Nous sommes à la croisée des chemins: la logique des économies et des privatisations dans les transports publics a déraillé. Les défis auxquels nous sommes confrontés sont énormes: relancer notre mobilité, réduire la pollution atmosphérique et sauver le climat. La vision actuelle des transports en commun comme dernier recours pour ceux qui ne peuvent se permettre une voiture, avec jackpot pour les multinationales de transport, ne peut apporter de solution.

Détourner la population de la voiture par des taxes et des interdictions n’a pas de sens. Faisons tout simplement en sorte qu’elle puisse s’en passer ou, du moins, qu’elle puisse y renoncer sur une partie de son trajet. Il faut être fou pour consommer de l’essence achetée à prix d’or et se retrouver dans des embouteillages quand il existe une meilleure alternative. Il est donc temps de renverser la vapeur et de faire le switch. Parce que l’alternative existe bel et bien.

Alpes, référendums et transports publics de qualité

Roel a récemment déménagé d’Anvers en Suisse. Ce ne sont pas uniquement l’espérance de vie légendaire et le bon air des montagnes qui l’ont attiré. «Les transports publics sont excellents ici, surtout comparés à la Belgique. Les trains et les bus sont à l’heure, les correspondances entre les deux sont bien pensées, et vous ne devez jamais attendre longtemps. Quand il y a un retard, vous savez toujours pourquoi et quand vous risquez de rater votre correspondance à cause de cela, le train ou le bus attend parfois. Le système est parfaitement rodé. Tout est aisément accessible. Pour les navetteurs belges, cela donne l’impression d’être sur une autre planète.» La Suisse se trouvait autrefois dans la même impasse que le reste de l’Europe. Vers la fin des années 1960, l’avènement de la voiture et l’incurie des transports en commun ont entraîné une forte diminution du nombre d’usagers des trains. Le switch opéré par les Suisses pour développer des alternatives à la voiture ne s’est pas fait sans mal. Les premiers projets du gouvernement suisse étaient trop peu ambitieux et n’offraient aucune alternative dans les zones situées en dehors des grandes villes. Un référendum – comment pourrait-il en être autrement – a même été envisagé pour faire approuver leur abandon. C’est du fait de la pression exercée par le peuple que le projet Rail 2000 a vu le jour et a pris la forme d’un impressionnant plan d’avenir destiné à propulser le réseau suisse dans le siècle nouveau. Le projet a été soumis par référendum à l’approbation de la population, qui l’a soutenu à 57 % des voix.

La Suisse a investi à fond dans ses transports publics, et sa politique est aujourd’hui payante. Ces dix dernières années, la part des trains dans le transport des personnes y est passée de 17,6 % à 20 %, soit pratiquement deux fois plus que dans les pays européens suivants du classement. Au niveau mondial, seuls les Japonais voyagent davantage en train. La Belgique, qui a pourtant inauguré la toute première voie de chemin de fer du continent européen en 1835, atteint à peine 8,4 %. Comment les Suisses parviennent-ils à un tel résultat dans un pays constitué pour la plus grande partie de montagnes alpines? Ils agissent sur deux fronts.

Tout d’abord, la Suisse possède l’un des réseaux ferroviaires les plus denses d’Europe. Dans le cadre de plans ambitieux tels que Rail 2000, les Suisses ont développé un réseau qui quadrille parfaitement le pays. Rail 2000 exauce les vœux de tous les usagers du train: modernisation du matériel roulant, nouvelles voies de chemin de fer, dédoublement des voies, plus de gares plus grandes. De quoi rendre la circulation des trains plus rapide, plus fluide et plus efficace. Et, dans le même temps, les infrastructures phares telles que le tunnel ferroviaire de 57 km du Gothard sont rénovées et des projets voient le jour pour accroître la vitesse de circulation, augmenter la capacité et ajouter de nouvelles voies d’ici 2030. Il est clair qu’en Belgique, nous avons bien plus qu’une longueur de retard. Chez nous, il faut aujourd’hui plus de temps pour relier Liège à Bruxelles qu’à l’époque des trains à vapeur. L’attrait des transports publics passe par des investissements visant à en améliorer la quantité et la qualité.

Mais à ce stade, la magie suisse ne fait encore que commencer. Le secret des chemins de fer suisses réside dans l’ «horaire cadencé». Un nom qui en jette pour un concept qui en jette. L’horaire cadencé est à l’image d’une montre suisse: comme les petits rouages et les petits ressorts parfaitement agencés d’une pièce d’horlogerie, le ballet des trains, des bus et des trams est orchestré de manière ingénieuse. Un rêve.

Vous embarquez dans un train à la gare A. La grille horaire est simple: à tout moment du jour, vous avez au moins deux trains par heure, toutes les demi-heures. Une petite demi-heure plus tard, vous arrivez à l’heure à la gare B. Et là, vous montez dans un wagon à destination de la gare C. Aucune perte de temps, car le train vous attend déjà à quai et part à l’heure. Arrivé à la gare C, vous sortez et le bus vous attend pour vous emmener à destination. Et le soir, même topo pour vous ramener chez vous.

Ce scénario peut sembler incroyable aux yeux de tout usager des chemins de fer belges. La Suisse a pensé cette approche dans ses moindres détails. Depuis la gare centrale de Zurich jusqu’à la petite gare du Brassus dans le Jura, tous les transports en commun sont parfaitement coordonnés. Les trajets entre deux gares sont conçus de manière à ce que les trains qui roulent vers des destinations différentes se croisent en gare et arrivent et partent au même moment. Et les horaires des bus et des trams sont synchronisés de manière précise sur les horaires des trains, pour que les usagers puissent passer des uns aux autres sans perdre de temps.

Une telle approche requiert non seulement une planification minutieuse, mais aussi les infrastructures adéquates. Des voies ferrées et des rames permettant d’atteindre la vitesse nécessaire pour que le temps de parcours entre les gares puisse être parfaitement respecté. Des gares équipées de suffisamment de quais pour qu’autant de trains puissent arriver en même temps et équipées d’un espace suffisant pour que les flux importants de voyageurs puissent changer de ligne en même temps. Des bus et des trams à proximité des quais. Et, bien sûr, de l’entretien et suffisamment de personnel pour éviter les retards. Et ce dernier point ne va pas de soi dans un réseau qui ne cesse de se développer. Le syndicat suisse des transports, le SEV, doit régulièrement montrer les dents pour que l’entretien soit toujours à niveau. Ce n’est que grâce à l’ensemble de ces investissements que les Suisses ont réussi à déployer l’horaire cadencé dans tout le pays.

Mais plus encore que de l’argent, cette approche requiert une certaine vision quant à l’organisation des transports publics. Une vision d’avenir. Une rupture par rapport aux rafistolages des dernières années. Une volonté de planifier de manière stratégique et d’investir dans les trains, les trams et les bus pour transformer radicalement la mobilité dans notre pays. Ce que les Suisses peuvent faire, nous pouvons le faire aussi.

Transports publics 2.0

Chez nous aussi, tout commence par des investissements dans les trains, les trams, les bus et les métros, et davantage de personnel pour faire tourner le tout correctement. Et pour cela, nous avons besoin d’un plan, que nous appellerons «Transports publics 2.0». Un plan qui nous permettra de tourner définitivement la page de la fragmentation absurde du siècle dernier, de l’absence quasi totale de communication entre les différentes sociétés de transport, du manque de concordance entre les horaires et de l’impossibilité d’utiliser un même ticket dans les différents réseaux. N’est-il pas complètement dépassé de voir à Bruxelles-Midi des bus de la STIB, du TEC et de De Lijn qui vont dans la même direction? Au 21e siècle, il est temps de disposer d’une société de transport nationale qui ne vise qu’un seul et unique but: transporter les voyageurs de la meilleure manière possible d’un point A à un point B. Une société qui coordonne bien mieux la circulation des bus, des trams, des trains et des métros entre ses différentes filiales, à un niveau opérationnel pour répondre aux préoccupations et aux besoins locaux. Il nous faut un seul réseau et une seule grille horaire, comme en Suisse. Nous devons en finir avec cette scission absurde entre la SNCB (matériel roulant) et Infrabel (infrastructure) imposée par l’Europe dans l’optique de la privatisation. De cette manière, nous pourrions métamorphoser nos transports publics pour qu’ils soient prêts pour l’avenir. Il nous faudra évidemment des investissements ambitieux. Ce n’est en effet pas du jour au lendemain que nous pourrons remédier à l’abandon latent qui a prévalu ces dernières décennies. Le moment est venu de mettre en œuvre une révolution de notre mobilité, de la capitale jusqu’aux plus petits villages.

Commençons par Bruxelles. Il est frappant de constater que ce sont précisément les personnes qui vivent à la périphérie, à une trentaine de kilomètres de la capitale, qui dépendent le plus de la voiture pour venir à Bruxelles. Ce ne sont ni les plans de circulation ni les zones basses émissions qui amèneront l’infirmière à domicile ou le travailleur à pauses à abandonner leur voiture. Ce qu’il faut, c’est une vaste extension de l’offre de transports en commun dans et autour de Bruxelles, depuis tôt le matin jusque tard le soir, pour désengorger les artères routières surchargées. Les idées pour parvenir à cet objectif sont légion. Le Réseau Express Régional (RER) autour de Bruxelles aurait déjà dû voir le jour en 2012. Mais sa mise en œuvre a pris du retard et ne devrait pas être achevée avant 2032. Le projet est par ailleurs porté par la seule SNCB alors que l’intégration des différents moyens de transport pourrait offrir des perspectives. Et, sur ce plan, une société de transport nationale bien financée pourrait faire la différence.

Même chose pour les autres grandes villes du pays. Anvers, Gand, Liège et Charleroi méritent un meilleur désenclavement par le train et le tram, complété par des lignes de bus rapides. Un tel réseau express régional («AnGeLiC», d’après les premières lettres de ces quatre villes) offre un énorme potentiel. Mais, les efforts visant à réaliser l’AnGeLiC demeurent à ce jour limités à… des changements de noms. Les trains L sont devenus des trains S et, pour le reste, rien n’a changé. Liège est devenue un symbole de l’immobilité, notamment avec le chantier du tram qui paralyse la ville et dont la fin des travaux ne cesse d’être retardée. La Ville, la Région et l’entreprise privée qui réalise les travaux se rejettent la balle et, en fin de compte, ce sont les usagers, les habitants et les commerçants qui en font les frais. À Charleroi, dès qu’on est un peu décentré, il n’est pas rare de prendre une heure, voire une heure et demie, pour aller de son domicile à son école.

Tous ceux et celles qui habitent hors des grandes villes souffrent de cette situation au quotidien. Notre pays présente de vastes déserts de la mobilité, dans lesquels pas le moindre train ne circule et où les bus ne passent parfois qu’une fois le matin et une fois le soir. Ainsi, Mireille habite à 15 minutes en voiture de son travail, dans une zone rurale, aux alentours de Walcourt (dans la province de Namur). Elle s’est renseignée sur les possibilités qu’elle avait de prendre les transports en commun. En termes de temps de trajet, ça va. Ça n’ajoute qu’une dizaine de minutes. En revanche, il n’y a que deux bus par jour, en dehors de ses horaires de travail.

De nouvelles connexions ferroviaires, complétées par des lignes de bus, sont nécessaires pour offrir une véritable alternative. Notre réseau ferroviaire est affligé d’innombrables chaînons manquants. Le constat est fréquent, mais toujours rapidement balayé. Il va de soi que construire des voies de chemin de fer n’est pas possible partout, mais les trains peuvent très bien être remplacés par des trams ou des bus rapides.

Les zonings industriels et les parcs d’activité sont disséminés un peu partout, souvent loin des centres urbains, et sont entièrement dépourvus de toute connexion aux transports en commun, comme on a pu le voir avec l’exemple des Hauts-Sarts.

D’autres zonings industriels ont été aménagés dans l’idée que chacun pourrait s’y rendre de manière autonome, avec sa voiture. Il est temps de penser autrement. Nous avons besoin de lignes de bus qui puissent amener au travail et ramener chez eux les ouvriers et les employés et qui les emmènent vers les gares et autres points de jonction à proximité.

Les transports en commun du matin et du soir sont aussi très importants pour rendre la voiture superflue dans le cadre des loisirs ou de la culture. De jour comme de nuit, il est essentiel que chacun puisse les utiliser pour se rendre au football, à un concert, au magasin ou aller voir la famille, y compris les personnes à mobilité réduite.

En faisant tomber les cloisonnements entre la SNCB, le TEC, la STIB et De Lijn, et en réalisant des investissements ciblés dans les infrastructures existantes pour coordonner les horaires, nous pourrions mettre en place des horaires cadencés que même les Suisses nous envieraient. Un groupe de chercheurs enthousiastes a déjà conçu un tel projet pour notre pays afin de démontrer que c’est possible. Ils l’ont baptisé Integrato et ce projet prévoit un ballet de trains arrivant et partant de points de jonction dans tout le pays toutes les demi-heures, voire tous les quarts d’heure.

Devoir payer, c’est dépassé

Le 1er mars 2020, juste avant que toute l’Europe n’entre en confinement, le Grand-Duché de Luxembourg a été le premier pays au monde à introduire la gratuité totale des transports en commun. Serait-ce un coup de pub orchestré par un petit pays qui ne sait pas quoi faire des gigantesques revenus générés par les banques? Absolument pas. Les Luxembourgeois ne se sont pas lancés à la légère dans la suppression des titres de transport. Leur approche est peut-être tout aussi inspirante que celle de la Suisse.

La situation est la suivante: Luxembourg, la capitale du Grand-Duché, est deux fois plus peuplée le jour que la nuit. 200 000 Français, Belges et Allemands viennent y travailler chaque matin et quittent la ville chaque soir pour rentrer dans leur pays. De même que tous les chemins mènent à Rome, Luxembourg est elle aussi organisée en forme d’étoile: toutes les grandes artères passent par la capitale. Le cocktail parfait pour un engorgement complet, particulièrement pendant les heures de pointe. Ce que la population trouvait intenable.

Le Luxembourg ne veut plus courir derrière les évolutions, mais les anticiper. La ville a donc opté pour une planification à long terme. Les Luxembourgeois estiment que le nombre de déplacements augmentera de 40 % d’ici 2035. Dans un même temps, ils veulent faire passer la part des transports en commun de 16 à 22 % et quintupler celle du vélo. Et pour ceux qui décident de quand même venir dans la capitale en voiture, ils misent à fond sur le covoiturage pour diminuer le nombre de voitures.

Les Luxembourgeois savent parfaitement ce qu’est une révolution dans ce domaine. Trois plans ambitieux successifs ont bouleversé la mobilité dans ce petit pays. Après le Modu et le Modu 2.0, c’est à présent le Plan national de mobilité 2035 qui donne le tempo. Les investissements dans les chemins de fer ont doublé en cinq ans. Le nombre d’emplacements dans les parkings Park and Rides (P&R) a été multiplié par deux en sept ans et le parking y est souvent gratuit si vous quittez votre voiture pour prendre le bus ou le train, ou pour faire du covoiturage. D’ici 2025, 17 000 nouveaux emplacements de P&R seront construits à Luxembourg. Pour ce qui est de notre ministre en charge des transports, il vise… 500 places supplémentaires au niveau des gares! La différence entre les ambitions des uns et des autres est flagrante.

De nouveaux parkings à vélos ont également été installés dans les gares et le pays investit à tour de bras dans la sécurité et la facilité pour se déplacer à pied ou à vélo en aménageant des trottoirs et des pistes cyclables. Et ceux qui ont occasionnellement besoin d’une voiture n’ont pas été oubliés: la ville de Luxembourg et les chemins de fer luxembourgeois ont chacun mis en place leur propre système de voitures partagées, en connexion totale avec les transports en commun. Le pays dispose donc d’une véritable approche multimodale (bus, train, auto ou voiture). Ce n’est pas un simple slogan, mais un plan, soutenu par une vraie colonne vertébrale: les transports publics.

«Investir massivement dans les transports publics, c’est un choix politique très clair», déclare François Bausch, le ministre luxembourgeois de la Mobilité et des Travaux publics. «C’est la condition pour que la multimodalité fonctionne.» L’offre, la ponctualité et la qualité sont, selon le ministre, essentielles pour inciter les citoyens à modifier leurs habitudes et à abandonner la voiture au profit des transports publics.

Vous l’aurez compris: la gratuité des transports en commun au Luxembourg n’est que la cerise sur le gâteau. «Avant, les gens ne prenaient pas le bus», explique le ministre Bausch. «Aujourd’hui, le système tourne à plein régime grâce à de bonnes connexions, à une offre complète et gratuite et à des horaires bien coordonnés.» Même si la gratuité des transports en commun au niveau d’un pays n’est actuellement une réalité qu’au Luxembourg, les titres de transport disparaissent de plus en plus. Une centaine de villes dans le monde, dont soixante en Europe, proposent des transports en commun gratuits. Citons l’exemple de Dunkerque, près de la frontière belge, où l’utilisation des transports en commun a doublé depuis que la mesure a été introduite, ou encore Tallinn, la capitale de l’Estonie, et Aubagne, une banlieue de Marseille.

Si, chez nous, le prix des tickets augmente avec l’inflation, l’Allemagne et l’Espagne ont fait le choix à l’été 2022 de rendre les transports en commun moins chers, voire gratuits, pour faire face à la flambée des prix des carburants. Avec succès. En Allemagne, le nombre d’usagers des transports publics est plus élevé qu’avant la crise sanitaire. Le célèbre ticket à 9 euros a permis à l’Allemagne de réduire ses émissions de CO2 de 1,8 million de tonnes et d’améliorer la qualité de l’air. L’idée de ne pas devoir sortir son portefeuille pour rentrer chez soi le soir fonctionne: les transports en commun gratuits ont indéniablement la cote. Montpellier a elle aussi récemment embarqué dans le bus gratuit: «Pour le climat et le pouvoir d’achat, Montpellier n’attend pas.» Et nous? Optons pour la gratuité des transports en commun, à commencer par le bus, le tram et le métro.

De porte à porte

Il serait idiot de réduire la réussite luxembourgeoise à la simple disparition des titres de transport et le succès suisse à la ponctualité des trains. C’est la vision d’avenir qui fait la différence, l’approche visant à transporter plus de gens sans embouteillages et avec moins d’impact sur l’environnement et sur le climat. Un plan dans lequel d’excellents transports en commun occupent une place centrale, où la marche et le vélo sont encouragés, et où la voiture n’est pas non plus négligée, afin de rendre chaque déplacement aussi durable et confortable que possible. De porte à porte.

Outre l’extension et l’intégration de nos transports publics, nous avons donc aussi besoin de tous les aménagements complémentaires possibles. Lorsque nous construisons de nouvelles lignes de tram ou de train, nous devons aussi penser à organiser des pistes cyclables sûres, avec des ramifications vers les destinations principales. Les gares dépourvues de système de voitures partagées ou d’aménagement pour les cyclistes sont dépassées. Une plateforme nationale publique, sous l’égide d’une société de transport nationale, peut rassembler et uniformiser les systèmes partagés existants. Et desservir ainsi les moindres recoins du pays, qui ne sont pas assez rentables pour les Cambio et les Poppy d’aujourd’hui. Nous avons besoin d’un soutien financier pour les vélos électriques et les trottinettes électriques, pour que les travailleurs aient d’autres alternatives que les programmes de leasing de voitures de société qui plombent la sécurité sociale. Les personnes qui sont obligées de parcourir une partie du trajet en voiture doivent pouvoir laisser celle-ci à la gare gratuitement pour prendre un train, un tram ou un bus. De préférence le plus près possible des grandes artères routières, pour alléger le trafic.

Emboîter les différentes pièces du puzzle est la clé pour débloquer notre mobilité. Dans dix bonnes années, il devra être possible de faire un saut quantique des transports en commun dépassés et des embouteillages tels que nous les connaissons vers des transports publics 2.0, capables d’amener chacun à destination de la meilleure des manières. Un système qui amène des travailleurs de bonne humeur à leur travail et qui offre une meilleure alternative à tous ceux qui sont actuellement obligés de se déplacer en voiture tous les jours.

Investir dans les transports en commun, ça rapporte

Naturellement, cela va coûter beaucoup d’argent. Mais, il faut le savoir, de mauvais transports en commun ne coûtent pas vraiment moins cher. Ils vont de pair avec un plus grand nombre de voitures sur les routes, plus d’embouteillages, plus de pollution atmosphérique, plus d’accidents et un impact plus lourd sur l’environnement, et il est possible de chiffrer cet impact. Les accidents de la route coûtent à notre pays 12,5 milliards d’euros par an, la pollution 8 milliards, les embouteillages 4,4 milliards, et les inondations autour de Verviers et les sécheresses des étés récents ont amplement démontré que le changement climatique n’est pas gratuit. Les investissements dans les transports en commun ne sont rien à côté de ces montants.

Après les innombrables mesures d’économie des dernières années, il faut recommencer à investir de toute urgence. Remplacer à court terme les flottes du TEC, de la STIB et de De Lijn par des bus sans émissions permet de faire d’une pierre deux coups: rendre nos villes et nos communes plus vivables et garantir l’emploi durable. Car ces nouveaux bus, il faudra bien sûr les construire. Et notre pays possède des spécialistes en la matière, comme l’usine Van Hool dans la province d’Anvers. Au niveau des trains, nous avons besoin de toute urgence de plus de confort et – enfin – du wifi, comme c’est le cas depuis longtemps déjà dans les pays voisins. Et, pour ce qui est des gares et des arrêts de bus, il faut qu’il y ait des informations en temps réel concernant les différents réseaux. Pour créer un réseau intégré de transports publics pour tous, il est également essentiel d’améliorer l’accessibilité pour les personnes à mobilité réduite.

Alors, oui, il faut beaucoup d’argent. Le programme d’investissement doit prévoir au moins un budget de 50 milliards d’euros d’ici 2035. Mais ce que nous en retirerons a beaucoup, beaucoup plus de valeur.